DARWIN et l’arbre du vivant

Darwin est universellement reconnu comme l’inventeur du concept de sélection naturelle et c’est cette découverte qui est généralement mise en avant lorsqu’il s’agit de présenter sa principale contribution à la théorie de l’évolution, que ce soit dans le cercle fermé des spécialistes ou à l’adresse du grand public.

Ce qui n’est souvent pas perçu est que cette sélection naturelle ne peut s’exercer que parce que, comme l’a justement observé Darwin, il préexiste une large biodiversité. C’est cette énorme diversité qui permet de favoriser, en fonction des conditions d’environnement qui peuvent changer à tout moment, tel ou tel individu (ou groupe d’individus) présent dans une large population.
Une application logique de ce concept de sélection naturelle a conduit à une autre des découvertes fondamentales de Darwin. Il s’agit de la proposition que l’ensemble du monde vivant contemporain descende d’un ancêtre commun unique et que l’on peut donc reconstituer l’évolution du vivant par une succession d’évènements successifs de spéciation à partir de cet individu ancestral. La vision de Darwin est qu’à toutes ces étapes, y compris l’apparition de ce premier ancêtre universel commun, seule une minorité des lignées produites a été conservée par la nature pour créer de nouvelles lignées conduisant à des embranchements de plus en plus diversifiés Pour la première fois dans l’histoire de la pensée humaine, on a ainsi pu expliquer comment le monde vivant s’est construit d’une manière apparemment organisée. Si un système admet des variations et s’il dispose de suffisamment de temps, alors n’importe quel résultat possible finira par se produire. Cette « idée dangereuse » qui remplace avantageusement aussi bien l’hypothèse d’un démiurge que celle d’une force (ou élan) vital(e), est un progrès épistémologique d’une importance sans précédent comme l’a souligné lui-même le codécouvreur de la sélection naturelle, A. R. Wallace (“Mr Darwin has given the world a new science and his name should in my opinion stand above that of every philosopher of ancient or modern times”1). C’est bien en effet la sélection naturelle qui a permis à partir d’une amorce commune de créer l’immense complexité biologique présente

Ce concept peut s’appliquer aux deux extrémités de l’arbre du vivant, que ce soit la phase très ancienne qui va des origines de la vie jusqu’à l’organisme qui sera élu comme l’ancêtre lointain de tous les êtres vivants contemporains aussi bien que la phase de création des espèces les plus récentes. Ce qui fait l’originalité et l’actualité des idées mises en avant par Darwin, c’est que les fruits des recherches les plus récentes en Biologie trouvent des explications basées sur des concepts créés bien avant leur mise en évidence. Ainsi, le séquençage systématique de nombreuses souches de la même espèce bactérienne permis par les progrès fulgurants de la Génomique au cours de ces dernières années, a révélé une diversité inattendue dans la panoplie génétique de ces différents variants de la même espèce. Chaque souche contient en effet un petit noyau de gènes communs et de nombreux gènes spécifiques qui sont puisés dans un large pool de gènes que ces différentes souches peuvent s’échanger par transfert horizontal. Le défi actuel est de décider à quel moment une souche pourra être considérée comme une nouvelle espèce. L’application du principe émis par Darwin (« all true classification is genealogical ») se révèle ici particulièrement efficace dans ce problème très épineux de définition de ce qu’est exactement une espèce bactérienne.

Une autre hypothèse actuelle est que des « organismes » très anciens ont pu aussi partager un grand pool virtuel de gènes avant de s’individualiser progressivement en espèces. Les premières lignées qui se sont particularisées après l’apparition de la vie sur Terre et avant de permettre l’apparition de l’ancêtre commun à l’ensemble du monde vivant actuel, auraient donc évolué de manière communautaire. Ceci leur a permis de partager un très grand nombre de fonctions essentielles aussi bien au niveau de la spécialisation et de la transmission de l’information génétique qu’au niveau de la mise en place d’un métabolisme primordial. Ces entités ancestrales (progénotes) qui n’élevaient aucune barrière physique (paroi cellulaire) ou enzymatique (enzymes de restriction) limitant les échanges de gènes entre elles auraient peu à peu divergé au cours de cette évolution communautaire par sélection naturelle des systèmes les plus innovants sans qu’aucune de ces entités n’aient eu à acquérir à un moment donné l’ensemble de ces systèmes novateurs. Cela se serait fait en créant par isolement progressif des « espèces » qui auraient donné naissance graduellement aux trois grands Domaines du Vivant, Bacteria, Archaea et Eukarya. La conception de lignées cellulaires différentes convergeant vers un ancêtre commun déjà complexe, sophistiqué et possédant une panoplie génétique hautement redondante comme nous l’avions démontré, revient à renforcer l’idée originelle d’un arbre du vivant proposée par Darwin. Ces lignées de progénotes à évolution communautaire constitueraient les « racines »sur lesquelles va s’élever un « tronc » commun au moment de la « cristallisation  » (Carl Woese) des amorces des trois grands Domaines du Vivant qui vont dès lors adopter une descendance verticale. La ségrégation différenciée de ces caractères redondants au cours des évolutions respectives des archaea, des bactéries et des eucaryotes suffit à expliquer la complexité de la phylogénie contemporaine sans avoir besoin de faire appel à des mécanismes peu crédibles (ne s’appuyant sur aucune évidence expérimentale) de transfert horizontal à longue distance taxonomique. Cette vision généalogique de la Vie fournit une explication cohérente pour l’existence d’un code génétique pratiquement universel et l’observation que les espèces contemporaines partagent les grandes fonctions métaboliques et d’information.

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Olivier Lespinet *, Bernard Labedan*, Nicolas Glansdorff**, Ying Xu**

* Institut de Génétique et Microbiologie, CNRS UMR 8621, Université Paris Sud 11
** 2Microbiology, Free University of Brussels (VUB) and J.M. Wiame Research Institute, 1, ave E. Gryzon, B-1070, Brussels, Belgium
1.Darwin a donné au monde une nouvelle science et c’est pourquoi, d’après moi son nom pourrait être classé devant ceux de tous les philosophes des temps anciens et modernes.

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