Evolution des spermatozoïdes et conflit sexuel

Comprendre l’évolution des espèces, c’est aussi comprendre comment, à un moment donné, des groupes d’individus se retrouvent isolés reproductivement. Quels sont les facteurs qui limitent la reproduction et donc les flux de gènes, sous quels types de pressions de sélection ces mécanismes se mettent en place et quels sont les gènes responsables de cet isolement, sont autant de questions abordées aux différentes échelles biologiques, des communautés d’organismes aux incompatibilités génétiques en passant par la reconnaissance des partenaires et des gamètes.

La reproduction a longtemps été considérée comme le résultat d’un processus coopératif entre les partenaires sexuels, au moins chez les organismes à reproduction sexuée. Cependant, un des apports fondamental de la théorie de la sélection sexuelle, notamment initiée par Darwin dans son livre sur l’origine des espèces (1859), repose sur la notion que loin d’être un processus de coopération, la reproduction est le résultat d’un processus égoïste où chaque sexe tend à maximiser sa valeur sélective tout en minimisant les coûts.

Parfois, les intérêts des mâles et des femelles coïncident, créant l’illusion d’une coopération, mais la plupart du temps chaque individu joue pour son propre compte. Le mâle tente de produire le plus grand nombre de descendants (en inséminant et en monopolisant le plus grand nombre de femelles) tandis que la femelle tente de produire des descendants de meilleure qualité (en favorisant la compétition entre mâles et/ou en sélectionnant son partenaire). Les études expérimentales montrent en effet qu’un accouplement ne conduit pas nécessairement à la production de descendants, et plus encore, que des spermatozoïdes de certains mâles sont favorisés pour la fécondation par rapport à d’autres. Autrement dit, le succès reproducteur d’un individu peut être très variable et dépendre du partenaire sexuel. Cette « bataille entre les sexes » se traduit en un conflit sexuel dès lors que l’adaptation d’un sexe pour augmenter son succès reproducteur est réalisée au détriment de l’autre sexe. Le conflit sexuel aboutit ainsi souvent à une surenchère évolutive où un sexe évolue en fonction des adaptations apparues dans l’autre sexe.

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Les mécanismes de sélection sexuelle post-copulatoire (qui ont lieu après l’accouplement) ont un rôle prépondérant dans ce contexte, bien qu’ils aient longtemps été considérés comme une boîte noire en biologie de la reproduction. Ils ont en réalité des similitudes très fortes avec les mécanismes de sélection sexuelle pré-copulatoire (qui ont lieu avant l’accouplement) bien qu’il s’agisse non plus d’interactions entre individus mais d’interactions entre cellules sexuelles. Deux types de forces sélectives sont en jeu: la compétition entre spermatozoïdes issus de mâles rivaux (i.e., sélection intra-sexuelle) qui opère en cas de polyandrie de la femelle et qui est l’équivalent de la sélection entre mâles pour l’accès aux femelles, et le choix cryptique de la femelle (i.e., sélection inter-sexuelle) qui privilégie certains spermatozoïdes au détriment d’autres et qui est l’équivalent du choix du partenaire sexuel. Ces interactions peuvent créer d’autant plus de biais d’utilisation des spermatozoïdes, et donc de paternités différentes de celles attendues en fonction des quantités respectives de spermatozoïdes délivrées par chaque mâle, que les femelles de nombreux groupes taxonomiques stockent les spermatozoïdes pendant des temps plus ou moins longs (parfois des dizaines d’années) dans des organes de stockage en attendant leur utilisation. Ces évènements post-copulatoires entre mâles et entre sexes, une fois l’accouplement achevé, sont indépendants et peuvent jouer conjointement. Dans ce contexte, les études menées au LEGS à Gif-sur-Yvette portent plus spécifiquement sur la signification évolutive de la taille des spermatozoïdes en relation avec les avantages compétitifs, les différentes fonctions des spermatozoïdes, les compatibilités morphologiques entre spermatozoïdes et tractus reproducteurs femelles, et enfin les adaptations développées par chacun des sexes pour contrôler la paternité.

L’utilisation du modèle drosophile est tout à fait propice à l’étude de ces conflits sexuels post-copulatoires du fait de la diversité des systèmes d’accouplement (monoandrie / polyandrie) et de la diversité des systèmes spermatiques (hétéromorphisme et gigantisme spermatique) que nous avons décrits au sein de la famille. Nous avons ainsi mis en évidence, chez différentes espèces, des spermatozoïdes dont la longueur varie de quelques dizaines de microns jusqu’à 6 centimètres, ce qui représente 15 fois la taille du corps de l’animal. Les drosophiles détiennent ainsi à la fois le record de diversité, mais également le record de longueur avec le spermatozoïde le plus long, jamais mesuré dans le règne animal.

Différentes approches expérimentales ont été développées au laboratoire, de l’analyse du comportement et de la détermination de la paternité, aux études cytologiques et ultrastructurales, en passant par la physiologie de la reproduction et l’analyse des bases génétiques de certains caractères reproducteurs. Les avancées récentes de nos travaux montrent un basculement des forces sélectives (intra-sexuelles vs inter-sexuelle) en fonction des systèmes spermatiques (nanisme vs gigantisme) et un rôle nouveau du spermatozoïde comme transporteur et réservoir de peptides sexuels mâles qui contribuent à augmenter l’assurance de paternité du mâle.

Dominique Joly, Laboratoire Evolution, Génomes et Spéciation, CNRS – Université Paris-Sud 11

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