Les microbes – et leurs virus – sont darwiniens

Les créationnistes sont darwiniens à l’insu de leur plein gré ; en effet, comme tous les homo- sapiens, ils sont nés du hasard des variations et des contraintes de la sélection, mais qu’en est-il des microbes, bactéries, virus, ou autres protistes ?

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La question s’est posée pendant longtemps. Pour établir sa théorie, Darwin ne disposait en effet que d’observations faites sur des macrobes, organismes visibles à l’oeil nu, des pinsons par exemple. A la suite de Darwin, les évolutionnistes du siècle dernier se sont, eux aussi, concentrés sur les macrobes, principalement sur les animaux, considérés comme les produits les plus aboutis de l’évolution. Ils ont longtemps ignoré les microbes, à priori quantité négligeable, et les microbiologistes le leur ont bien rendu, en développant cette discipline pendant plus d’un siècle sans faire aucune référence à la théorie de l’évolution. Les choses n’ont commencé à bouger qu’au milieu du siècle dernier, quand les biochimistes ont démontré l’unicité du monde vivant en termes de molécules et de grands mécanismes cellulaires (le code génétique est universel) et quand les généticiens ont montré que les mécanismes de l’hérédité étaient les mêmes chez les bactéries et les organismes dits « supérieurs ». Dans tous les cas, les variations se produisent au hasard au niveau du génotype avant d’être sélectionnées au niveau du phénotype.

Ce n’est toutefois qu’avec les travaux de Carl Woese que Darwin et Pasteur ont fini par se rencontrer en 1977 avec l’établissement du premier arbre universel du vivant basé sur la comparaison de séquences informationnelles (en l’occurrence, l’ARN de la petite sous-unité du ribosome, voir l’article de Labedan et Glansdorff). Aujourd’hui, nous savons que les microbes représentent la très grande majorité de la biosphère, aussi bien en termes qualitatif (biodiversité) que quantitatif (nombre d’individus). De plus, nous sommes en mesure de déterminer les relations évolutives entre microbes, même si cette tâche reste difficile en l’absence de données fossiles utilisables. La découverte par Carl Woese de trois grandes lignées primordiales de microbes, les archées, les bactéries et les eucaryotes (les macrobes étant un sous-produit de ces derniers) a été l’une des découvertes majeures du XXème siècle en biologie.

Les microbes sont apparus bien avant les macrobes, et ils évoluent depuis leur origine par le mécanisme découvert par Darwin en étudiant les pinsons des Galapagos, variation/sélection. Ces dernières années, c’est sur le mécanisme de la variation que de grand progrès ont eu lieu dans notre compréhension de l’évolution. A côté des mutations ponctuelles, d’autres sources de variations, comme les réarrangement chromosomiques induit par l’intégration de virus ou de transposons, l’acquisition de nouveaux gènes par transfert d’ADN (par transformation, ou par l’intermédiaire de virus ou de plasmides conjugatifs), ou encore l’acquisition de nouveau organites par endosymbiose ont tous joué un rôle majeur dans l’apparition de nouveaux caractères.

Les virus, sur le devant de la scène

De ce point de vue, le rôle des virus dans l’histoire de la vie et dans le mécanisme de l’évolution est en train d’être complètement revu. Les virus sont sans doute la source principale à la fois de variation, par leur capacité à s’intégrer dans les génomes cellulaires en apportant de nouveaux caractères, et de sélection, en imposant une pression de sélection considérable sur les cellules qu’ils infectent par leur nombre et leur effet souvent dévastateur. Des travaux bioinformatiques menés par Diego Cortez, un étudiant en thèse de notre équipe (Biologie Moléculaire du Gène chez les Extrêmophiles) ont montré que 20% des gènes présents dans les génomes d’archées et de bactéries ont été récemment introduit dans ces gènes par des virus ou des plasmides (eux-mêmes probablement d’origine virale). L’abondance et la variété des virus sont telles, que leurs gènes représentent la très grande majorité de la variabilité et de la diversité génétique présente dans la biosphère. Chez l’homme, certains auteurs vont jusqu’à dire que 80% du génome est constitué de résidus de rétrovirus intégrés, et il est de plus en plus clair que ces intégrations ont été la principale cause de variabilité dans les génomes de vertébrés. Ces observations, de même que la découverte de virus géants par l’équipe de Didier Raoult à Marseille, ou encore la découverte chez les archées de nouvelles familles virales produisant des virions de formes atypiques par l’équipe de David Prangishvili à l’Institut Pasteur, ont conduit les évolutionnistes à se pencher à nouveau sur le problème des virus, de leur nature et de leur origine. L’analyse structurale des protéines de capside de virus à priori très différents les uns des autres a mis en évidence des relations évolutives insoupçonnées entre virus infectant des cellules appartenant à des domaines différents. Ces travaux ont montré que les virus sont probablement apparus bien avant la divergence des trois lignées cellulaires, ils infectaient déjà LUCA (the Last Universal Cellular Ancestor).

Comment, dans ce cas, intégrer les virus dans l’arbre universel du vivant ? Il n’est pas possible de retracer un arbre des virus semblable à celui des cellules, car il n’existe pas de macromolécule commune à tous les virus existants. De plus, les génomes viraux sont formés par l’association de trois grands groupes de gènes (cassettes) codant pour différentes fonctions : production des virions, réplication et expression du génome viral, manipulation des fonctions cellulaires. Or, de nouveaux virus peuvent parfois apparaître par association de cassettes provenant de virus différents, ce qui complique la reconstruction de l’histoire des lignées virales. Certains auteurs ont proposé d’immerger l’arbre universel des cellules dans un océan de virus, mais cette métaphore laisse supposer que les virus peuvent sauter d’un domaine cellulaire à l’autre en changeant d’hôte, ce qui ne semble pas être le cas. Sur le long terme, les virus semblent en effet co-évoluer avec leurs hôtes. Leur évolution a ainsi abouti aujourd’hui à l’existence de trois grand groupes de virus, ceux infectant les bactéries (bactériovirus), ceux infectant les archées (archeovirus) et ceux infectant les eucaryotes (eucaryovirus). Mais dans chacun de ces groupes, on peut distinguer plusieurs grandes lignées de virus, et certaines sont reliées évolutivement, sans doute à partir d’un ancêtre qui vivait déjà à l’époque de LUCA.

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Comme pour les cellules, l'évolution a conduit à une grande diversité de formes virales.© DR

Pour souligner l’importance des virus, Didier Raoult et moi-même avons proposé l’année dernière de diviser le monde vivant en deux grands groupes d’organismes, les organismes produisant des ribosomes (les cellules au sens traditionnel du terme) et ceux produisant des capsides (les virus). Cette proposition a été critiquée par Purificacion Lopez-Garcia et David Moreira de notre Université qui font remarquer que c’est la machinerie cellulaire qui permet au virus d’évoluer. Selon eux, seules les cellules auraient donc droit titre « d’être vivant ».  Je pense pour ma part que les virus doivent en fait être eux-mêmes considérés comme des organismes cellulaires. Pour comprendre cette proposition à priori surprenante, il faut se rappeler que de nombreux virus prennent le contrôle total de la cellule qu’ils infectent pour la transformer en « usine à virions ».  Dans certains cas, le génome cellulaire disparaît complètement, et seul le génome viral reste présent et actif dans la cellule infectée. Nous ne sommes donc plus en présence d’une cellule bactérienne, archéenne ou eucaryote, mais en présence d’une cellule….virale. Si nous adoptons ce point de vue, plus rien ne s’oppose à considérer les virus comme vivants, tout en restant dans le paradigme « tout être vivant est constitué de cellule ».

Darwin ignorait tout des virus, mais il se pourrait bien que les virus, qui ont été longtemps considérés comme des résidus cellulaires (des acteurs de second rang dans la grande saga de l’évolution) se retrouvent en fait propulsés sur le devant de la scène (disons qu’ils auraient toujours agi en coulisse). Selon moi, et toujours dans le cadre du paradigme Darwinien, les virus seraient le chaînon manquant permettant d’expliquer l’extraordinaire créativité de l’évolution grâce à leur capacité d’innovation et à la guerre qu’ils mènent aux cellules à ribosomes depuis plus de trois milliards d’années, cette dernière alimentant une course continue au « progrès » du type « missile/anti-missile ». Mon sentiment est que 150 ans après la publication de « l’origine des espèces », grâce aux efforts concertés des évolutionnistes, des microbiologistes et des biologistes moléculaires, nous arrivons enfin à une vision unifiée du monde vivant ou les microbes, les macrobes et leurs virus sont envisagés dans leurs relations évolutives au sein d’une seule et même grande théorie explicative. Théorie dont la formulation représente certainement l’un des plus grands succès intellectuels de toute l’histoire de l’humanité.

Patrick Forterre, Institut de Génétique et Microbiologie, Université de Paris-Sud 11

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