45 ans d’excellence en mathématiques

Quatre médailles Fields en quinze ans, de nombreuses distinctions parmi les plus prestigieuses : assurément, le département de mathématiques d’Orsay joue dans la cour des plus grands ! Un succès dont les clés sont peut-être aussi à rechercher dans le passé.

Le laboratoire de mathématiques d'Orsay © DR

Jusqu’où faut-il remonter ? Faut-il en appeler à une tradition culturelle française ? Doit-on invoquer Galois et Poincaré? Ils ont certainement leur place dans cette histoire mais arrêtons-nous déjà à la fin des années 50. Une poignée de mathématiciens décide de quitter les locaux devenus trop étroits de la Faculté des Sciences de Paris pour rejoindre leurs collègues physiciens installés sur le tout nouveau campus d’Orsay encore en plein chantier. Les professeurs Delange, Deny, Lesieur, Malgrange, Kahane, Malliavin, Néron, Cerf, Poitou et quelques autres font figure de pionniers et jettent les bases d’un édifice qui va se révéler extrêmement solide. Ainsi, c’est Jean-Pierre Kahane qui, ayant compris que ce sera un instrument de travail et de partage incomparable, met en place la bibliothèque de mathématiques d’Orsay, aujourd’hui l’une des plus riches en France avec ses quelques 60 000 ouvrages et ses 700 collections de revues.  Jean-Pierre Kahane qui sera Président de l’Université Paris-Sud de 1975 à 1978, est l’un des acteurs de cette période qui a particulièrement contribué au rayonnement du département de mathématiques d’Orsay. Enfin, il est difficile d’aborder cette période sans évoquer la figure tutélaire d’Henri Cartan, cofondateur du groupe Bourbaki¹, qui rejoint le département en 1969 et devient président du Conseil Constitutif de l’Université Paris-Sud.

Le fil de l’histoire

Henri Cartan

La géométrie algébrique, le domaine de recherche de Ngô Bào Châu, est d’ailleurs l’une des disciplines phare du tout jeune département de mathématiques d’Orsay. Elle a été introduite par un groupe de jeunes mathématiciens dont un certain nombre onttravaillé sous la férule d’Alexandre Grothendieck². Parmi eux, Luc Illusie, aujourd’hui professeur émérite à l’Université Paris-Sud. « Je devais donner un cours de DEA durant l’année universitaire 1973-74. En juin 1973, Pierre Deligne³ démontre la dernière des conjectures de Weil. J’avais assisté aux exposés qu’il avait donnés sur sa démonstration à une conférence à Cambridge et décidé de faire mon cours là-dessus ». Parmi ses étudiants, quelques normaliens. L’un d’entre eux s’appelle Gérard Laumon. « Je lui ai proposé un sujet pour un mémoire de DEA. L’usage veut qu’on  donne un article à étudier mais qu’on ne demande pas un travail original à ce stade-là. Mais Gérard a réfléchi à une question ouverte et l’a résolue, ce qui a donné lieu à une publication». S’ensuivra, quelques années plus tard, une thèse d’État, toujours sous la direction de Luc Illusie, dont le sujet l’amènera à travailler sur… un certain programme de Langlands ! « Les travaux de Gérard pour sa thèse et après sa thèse ont été magnifiques et ont contribué à débloquer un certain nombre de pistes dans le programme de Langlands ». Et la boucle est bouclée ! A son tour, Gérard Laumon encadrera des thésards et parmi eux les deux médaillés Fields 2002 et 2010, Laurent Lafforgue qui soutiendra sa thèse en 1994 et Ngô Bào Châu en 1997. Gérard Laumon et Ngô Bào Châu obtiendront d’ailleurs le prix Clay en 2004 aprèsavoir démontré la preuve du lemme fondamental pour les groupes unitaires, un cas particulier très important.

Un creuset pour la recherche

Bibliothèque du laboratoire de mathématiques d'Orsay © DR

Les domaines couverts par les mathématiques d’Orsay ne se résument évidemment pas à la géométrie algébrique. Les pères fondateurs l’ont souhaité dès l’origine : il faut prendre des risques, recruter des jeunes, être en pointe sur les sujets les plus prometteurs. Dès l’époque pionnière, s’affirment les orientations de recherche qui modèlent le département tel qu’il est aujourd’hui structuré autour de ses cinq équipes : l’arithmétique et la géométrie algébrique donc, mais aussi l’analyse harmonique, avec le développement d’une voie spécifique pour l’analyse numérique et les équations aux dérivées partielles, la topologie et les systèmes dynamiques et enfin plus récemment, les probabilités et la statistique mathématique qui se sont développées sous l’impulsion de Didier Dacunha-Castelle. « Cette organisation a survécu à toutes les tentatives de restructuration » remarque Jean-Michel Bismut, professeur à l’Université Paris-Sud depuis 1976. Cette structure originale et finalement un peu unique qui regroupe des chercheurs en mathématiques pures et appliquées dont les problématiques et méthodes de travail sont assez différentes, a pourtant toujours réussi à préserver sa cohérence et sa cohésion. John Coates4, un jeune théoricien des nombres de 33 ans à l’époque, nommé professeur à Orsay en 1978 a, de l’avis de Jean-Michel Bismut, joué un rôle important dans ce processus. « Bien entendu, le département avait une histoire scientifique déjà très riche avant son arrivée, mais il a été l’un de ceux qui a vraiment contribué à impulser une façon de  travailler collectivement, avec une vision réellement transdisciplinaire. En outre, c’est, là encore sous son impulsion, que nous avons mis en place une politique de recrutement extrêmement pertinente, en repérant les jeunes talents avant même qu’ils soient courtisés par d’autres. C’était incroyable, nous avions souvent quelques coups d’avance ! ». Et visiblement, cela semble toujours être le cas !

Une pépinière de jeunes talents où il fait bon vivre

Comment parler du département de mathématiques sans reprendre une des remarques qui revient de façon récurrente sur toutes les lèvres de ceux qui y sont passés : il fait bon y travailler ! Convivialité, voire amitié, semblent être les maîtres-mots. Peu à voir avec la science a  priori, et pourtant ! Derrière les mots, se cachent aussi des réalités concrètes. Ainsi la commission de spécialistes qui a en charge les  recrutements regroupe des représentants de toutes les disciplines ; les responsabilités administratives sont partagées et régulièrement réattribuées. Autre particularité, mais celle-là, plus généralement française, liée à l’histoire des mathématiques d’après-guerre, le lien entre recherche et formation est très fort, la tradition universitaire extrêmement prégnante. Concrètement, dans le département, les chercheurs sont en très grande majorité des enseignants-chercheurs. Alors bien sûr, il ne serait pas réaliste d’ignorer le rôle incontournable dans le paysage mathématique français que jouent le CNRS et surtout l’École Normale Supérieure, véritable vivier de jeunes cracs en mathématiques que le Master puis l’École Doctorale du Département accueille et forme. Mais il ne faudrait pas dire que les jeunes étudiants de Licence n’ont pas leur chance. La seule exigence est la même pour tous : l’excellence ! Peut-être un peu galvaudé ces derniers temps, le terme n’en reste pas moins pertinent dans son sens littéral.

© DR

Georges Poitou (1926-1989) a rejoint ce qui n’était encore que la toute nouvelle faculté des sciences d’Orsay en 1965. De 1968 à 1970, il en fut le doyen et participa alors activement à la création de la nouvelleUniversité Paris-Sud. Théoricien des nombres, à quil’on doit par exemple la suite exacte de Poitou-Tate en cohomologie galoisienne ainsi qu’une contribution importante aux premières Journées arithmétiques, il s’associa au séminaire de théorie des nombres créé en 1959 par Delange : Séminaire Delange-Pisot-Poitou dont l’influence fut importante dans le renouveau dela théorie des nombres en France et dans le monde. Mélomane et musicien pratiquant, il fut un artisande l’expansion de l’Orchestre Symphonique d’Orsay ainsi que de l’AFREUBO. En 1981, Georges Poitou est nommé Directeur de l’École Normale Supérieure de Paris (rue d’Ulm) dont il réalisera la fusion avec l’ENS de Jeunes Filles, en étroite collaboration avec Josiane Serre qui dirigeait alors celle-ci.

¹ C’est sous le nom de « Nicolas Bourbaki », personnage imaginaire digne du mouvement dada, que neuf mathématiciens dont Henri Cartan, décidèrent en 1935 de rédiger un traité qui « prend les mathématiques à leur début et donne des démonstrations complètes ». Les mathématiques ainsi unifiées devinrent « la mathématique ».

² Alexandre Grothendieck, né le 28 mars 1928 à Berlin, est un mathématicien apatride qui a passé la majorité de sa vie en France. Lauréat de la médaille Fields en 1966, refondateur de la géométrie algébrique, il est considéré comme l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle. Pour en savoir plus, quelques articles intéressants à consulter à l’adresse : http://www.lacitoyennete.com/magazine/retro/grothendiecka.php

³ Pierre Deligne, est né le 3 octobre 1944 à Bruxelles (Belgique). Diplômé de l’Université libre de Bruxelles en 1966, il a soutenu une thèse de doctorat d’État en 1968, sous la direction d’Alexandre Grothendieck à l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHÉS). Pierre Deligne a notamment reçu la médaille Fields en 1978 pour sa preuve des conjectures de Weil en géométrie algébrique, le Prix Crafoord en 1988, le Prix Balzan en 2004 et le prix Wolf en 42008.

4 La carrière de John Coates s’est partagée entre les États-Unis, l’Australie, la France (où il a été professeur à l’Université Paris-Sud et à l’École Normale Supérieure) et l’Angleterre (il est en poste à Cambridge depuis 1986).

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